Depuis plusieurs semaines, les violences entre jeunes défraient la chronique. Que sait-on précisément de ce « phénomène » ? Et que dire de la manière dont les médias s’en emparent ? Interview de Laurent Mucchielli*, sociologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l'Université d'Aix-Marseille et président du conseil scientifique de la FCPE.
Les médias ont relayé ces dernières semaines plusieurs rixes entre adolescents ? Est-ce un phénomène nouveau ?
Laurent Mucchielli : Non, c’est au contraire très ancien. Sans remonter aux sociétés rurales d’autrefois, ce phénomène a accompagné toute l’histoire urbaine, en particulier dans la région parisienne. Au tout début du 20è siècle, les médias appelaient ces bandes « les Apaches », en référence à l’imaginaire de la sauvagerie de l’époque. À la fin des années 1950, une nouvelle panique politico-médiatique eut lieu autour des bandes de « Blousons noirs ». Puis dans les années 1970 et 1980, on les appela surtout « les Loubards » ou « les Zonards ». Renaud et Balavoine en parlent dans leurs chansons, par exemple. À partir des années 1990, on a parlé des « jeunes de cités », etc.
Ces rixes se distinguent-elles par l'augmentation de leur fréquence ou leur degré de violence ?
LM : Non plus. Cela fait partie du discours convenu qui est plaqué sur ces phénomènes à chaque fois. Ils sont toujours « plus jeunes », « plus violents », ils ont toujours « de moins en moins de repères », etc. D’où le petit trait d’humour que j’utilise parfois en disant que, si à chaque génération les jeunes étaient toujours « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents » depuis 150 ans, alors on devrait voir bientôt les nourrissons braquer les banques… On devrait aussi voir le taux d’homicides exploser. Or, ce n’est pas du tout ce qui se produit. Tout ceci n’est pas sérieux.
Comment jugez-vous le traitement médiatique de ce phénomène ?
LM : Ce n’est pas politiquement correct de le dire mais la réalité est que la très grande majorité des médias n’informent pas parce qu’ils ne font plus d’investigation. Ils sont totalement dépendants de deux sources : d’une part le fil de l’AFP, d’autre part les communiqués de presse du gouvernement. Ne produisant aucune réelle information, ils ne font que répéter, paraphraser, accumuler les commentaires convenus, les généralités de circonstance et les jugements moralisateurs. On le voit très bien aussi dans la crise du Covid.
Comment expliquez-vous qu'il ait trouvé un tel écho ?
LM : Le phénomène « bandes de jeunes » convient parfaitement aux principaux médias. Il permet de faire du sensationnalisme, de s’inscrire dans le registre de l’émotion et de l’indignation. Le mécanisme est toujours le même. On braque le projecteur sur deux ou trois faits divers criminels. On ne les analyse pas vraiment parce qu’on en n’a pas le temps (il faut en parler tout de suite). On plaque dessus des généralités préexistantes. Et pour finir, on relaye les déclarations du ministre de l’Intérieur qui annonce qu’il enverra des renforts policiers. C’est toujours pareil.
Quelles sont les causes principales de ces rixes selon vous et quelles réponses faut-il y apporter ?
LM : Il existe de nombreux phénomènes que ces discours médiatiques et politiques amalgament dans l’expression « rixes entre bandes ». Et il existe de nombreux motifs à leur déclenchement, contrairement à ce que racontent les syndicats de police qui déclarent souvent que tout cela est lié « aux trafics de drogues », ce qui revient à amalgamer les rixes entre adolescents et les règlements de compte entre malfaiteurs. En réalité, la plupart des jeunes concernés par ces bagarres collectives n’ont pas d’antécédents. Il faut donc élargir le spectre de compréhension. Les dettes d’argent ou les représailles de vols ou de dénonciation peuvent bien entendu constituer des mobiles. Mais les jeunes peuvent « s’embrouiller » pour de nombreuses autres raisons comme les rivalités amoureuses qui conduisent à des insultes et des atteintes à la réputation.
En outre, certains affrontements ont une dimension territoriale. Certains jeunes s’identifient à leur quartier, prétendent en défendre l’honneur mais cherchent aussi, voire surtout, à s’affirmer eux-mêmes. Souvent, ces « leaders » sont des adolescents en grandes difficultés (conflits intra-familiaux, échec scolaire) qui investissent un rôle revalorisant.
Enfin, il faut tenir compte de la rapidité avec laquelle ont lieu ces événements du fait de l’usage majeur et massif des réseaux sociaux par les adolescents de nos jours. Là où les phénomènes se déroulaient sur quelques jours il y a encore vingt ans, ils surviennent désormais en quelques heures. La présence des adultes sur le terrain et leur capacité de mobilisation rapide et concertée (Education nationale, parents d’élèves, associations locales, éducateurs, policiers) sont donc plus déterminantes que jamais pour prévenir la transformation des embrouilles verbales en affrontements physiques.
INFOS PRATIQUES
Laurent Mucchielli a récemment dirigé un numéro spécial de revue "La délinquance juvénile : réalités et prises en charge", Insaniyat. Revue algérienne d'anthropologie et de sciences sociales, 2019, n°1-2, à consulter gratuitement sur journals.openedition.org/insaniyat/20154.
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