Sommeil chaotique des bébés, horaires scolaires ou adolescence, la synchronisation des rythmes parents-enfants est une difficulté éducative bien partagée. Retour avec l'anthropologue David Le Breton, sur les contradictions qui opposent parfois le temps des adolescents à celui des parents. Il étudie depuis des années l'âge adolescent, le rapport particulier au risque qu'on peut avoir à cet âge. Voici l'interview qu'il a donné sur France Culture à Louise Tourret à l'occasion du 35e Salon du livre et de la presse jeunesse de Seine-Saint-Denis, dont le thème est l'éloge de la lenteur, le 26 novembre dernier dans l'émission Etre et savoir. Elle lui a demandé ce qui, à ses yeux, particularisait la notion du temps des adolescents.
Louise Tourret : La perception du temps vous semble-t-elle différente selon les âges de la vie ? Quelle serait la particularité du temps des adolescents ?
David Le Breton : Le temps adolescent est vraiment rivé sur le présent, avec une grande difficulté à intégrer l'avenir. Pourtant, je pense que beaucoup d'adolescents vivent des journées relativement contrastées, avec des moments d'hyperactivité, des moments de suspension, d'autres d'oisiveté. En quelque sorte, des moments d'accélération et de ralentissements. Ce qui me paraît être l'une des grandes caractéristiques de la temporalité adolescente, c'est la désynchronisation. C'est-à-dire un refus des temporalités et des ritualités adultes, un refus de l'hétéronomie et une volonté de vivre un temps à soi. Même si ce temps va être en décalage avec celui des parents ou des frères et des sœurs, et même si cette désynchronisation risque fort de perturber profondément les rythmes familiaux. Le jeune impose de cette manière son désir d'autonomie, d'indépendance. Il exprime son originalité, il exprime son souci de voler de ses propres ailes.
L.T : Le contrôle du temps des enfants (et plus particulièrement des adolescents) vous semble-t-il être un enjeu éducatif important ? Cette importance est-elle renforcée par les normes éducatives contemporaines ?
Ce n'est pas toujours facile à gérer pour les parents, mais aussi pour les enseignants, pour les animateurs, pour les entraîneurs sportifs, éventuellement. En outre, les nouvelles technologies multiplient le rapport au temps. Elles favorisent des échappées belles, des manières de s'extraire des rythmes sociaux qui lui sont extérieurs en s'immergeant dans son propre temps, en multipliant les mondes qui peuvent être contenus dans le temps à travers un zapping permanent, à travers une quête d'ubiquité. Multiplier les mondes, être partout à la fois. Ne plus être limité par l'espace, par un emploi du temps, mais essayer d'être d'une certaine manière, partout à la fois.
Il y a une contradiction nette entre le temps des adolescents et le temps des parents. Le temps des parents, c'est aussi un temps d'adulte qui inclut en permanence l'avenir, l'organisation des tâches, donc la projection dans la durée. Mais surtout aussi dans leur responsabilité éducative. Les parents ont le souci de l'intégration sociale de leurs enfants, qui les amène parfois à une espèce de tyrannie des résultats scolaires ou des projets.
C'est une surveillance inlassable du temps de l'adolescent, alors que lui a du mal à voir au-delà de l'instant qu'il vit ou au-delà même du jour. Il faudrait donc construire une espèce de dialectique, dans cette reconnaissance du temps de l'adolescent qui est vraiment immergé dans le moment qui est là, et le temps également des adultes. L'enfant ne va pas toujours vivre dans l'éternité du présent. Il doit également préparer son avenir. Pour autant, il ne faut pas que le temps des parents déborde complètement, s'impose à lui et se transforme en une sorte de tyrannie que l'adolescent risque fort de freiner de mille manières différentes.
Vous avez fait l’éloge de la lenteur. Lenteur et jeunesse sont des termes qu’on a du mal à accoler, qu’en pensez-vous ?
L’adolescence est aussi l'âge de la vitesse, c'est le moment où ils cherchent à s'échapper, à trouver leur marge d'autonomie et leur liberté. Pourtant ils prennent leur temps, littéralement, en s'en emparant à leur manière, en choisissant d'en faire l'usage qu'il leur convient, par exemple en déréglant leur rythme veille - sommeil. Et c’est une période de la vie où les adultes vous parlent beaucoup d'avenir, alors qu'il est précisément difficile de se projeter dans le futur. Mais ne pas prendre le temps c'est se priver de la rêverie qui est tellement importante pour un adolescent, qui doit fantasmer et plonger dans son monde intérieur. Car quand on va trop vite, on n'a pas le temps de prendre en compte la complexité des choses. Lorsqu'on emmène des jeunes mineurs en difficulté faire de très longues marches, ils s'ouvrent au monde et à la conversation au regard des fulgurances des réseaux numériques.